L’Ensemble intercontemporain en terre basque
L’Ensemble intercontemporain en terre basque
De Pierre Boulez à Clara Iannotta, huit pièces relativement courtes étaient à l’affiche du concert de l’Intercontemporain donné sur la scène du Théâtre Victoria Eugenia Antzokia de San-Sebastián : une manière d’embrasser un large panel d’esthétiques et de courants défendus par les musiciens de l’EIC à travers trois générations de compositeurs et compositrices.
Le concert s’inscrit au sein d’une mini-résidence de l’Ensemble intercontemporain à Musikene, l’École Supérieure de Musique du Pays Basque, qui fête cette année ses vingt ans d’existence. Depuis 2016, le pôle d’enseignement musical dirigé par Miren Iňarga Etcheverria s’est doté de somptueux locaux dans le campus universitaire de la ville et propose aux étudiants venus du monde entier un enseignement (Licence et Master) ouvert sur la création, les nouvelles technologies et les projets interdisciplinaires. En liaison avec les classes de composition de Ramon Lazkano et Gabriel Erkoreka Graňa, les musiciens de l’EIC ont travaillé avec les jeunes compositeurs et compositrices sur leur nouvelle partition en vue d’un concert de restitution dans le bel auditorium de Musikene.
Pour l’heure, et dans l’écrin chaleureux du Théâtre Victoria Eugenia Antzokia, c’est le chef espagnol Nacho de Paz, ex-directeur musical de l’ensemble Modern de Francfort, qui dirige l’EIC en petite formation (huit musiciens). D’emblée, les interprètes nous mettent en situation d’écoute active avec Lo spazio inverso (1985) du Sicilien Salvatore Sciarrino : « Des îlots de sons esquissent des mers de silence », nous dit le compositeur, au sujet d’une musique faite de l’ondoiement léger des bois et des cordes, n’étaient les éclats multiples du célesta (Dimitri Vassilakis) qui viennent en troubler périodiquement la surface : « La musique n’est plus pour endormir les masses mais pour éveiller des réalisations au moment où le silence est tombé en nous-mêmes », renchérit le compositeur. A la fragilité d’un Sciarrino s’oppose la manière musclée de l’Italien Aureliano Cattaneo dans Seeds (Semis) confiant un solo à chacun des cinq instrumentistes, le piano ayant remplacé le célesta. L’écriture est éruptive, les couleurs vives et le geste percussif, celui du violoncelliste Éric-Maria Couturier, notamment, frappant des deux mains la caisse de son instrument. C’est sur l’arabesque très boulézienne de la flûte (Sophie Cherrier) que s’achève Seeds, faisant tout naturellement l’enchaînement avec Dérive I (1984) du maître de Répons. La pièce très courte est d’ailleurs écrite dans son sillage, innervée par la même cellule rythmique, celle du rituel boulézien. Ciselée et superbe, Dérive I exalte la luxuriance des timbres ainsi que la dimension de la résonance à travers le jeu du piano et du vibraphone (Samuel Favre). Sous la direction pointilleuse de Nacho de Paz, les musiciens n’en font qu’une bouchée !
De 1 à 4, la série Egan (« Élan » en basque) de Ramon Lazkano appartient au Laboratoire des craies, un vaste ensemble de petites pièces écrites en hommage au sculpteur basque Jorge Oteiza. Le projet a occupé Lazkano (l’enfant du pays) de 2001 à 2011. Dans Egan 2 pour six instruments, le matériau, qui s’élabore dans un flux traversé de fulgurances, prend une qualité presque tactile, entre dureté et effritement, souffle et poussière de sons : Egan 2 est un laboratoire du timbre où Lazkano réalise les associations instrumentales les plus fines. Avec une virtuosité et une précision qui sidèrent, les musiciens donnent à entendre la vitalité et l’inventivité d’une matière sonore qui se transforme à mesure, filtrée et évidée jusqu’à la transparence.
Au mitan de la soirée et seul en scène, Philippe Grauvogel interprète Au bois bleu(1998) de la compositrice japonaise Misato Mochizuki dont l’écriture musicale relève de toutes les exigences : sauts de registres, intonation microtonale, variété d’articulation, sons multiphoniques, etc. « La pièce se réfère à un tableau de Van Gogh représentant un bois de couleur bleue, habité de mystère, de mythes, de folie et de tout ce que l’imaginaire peut engendrer », prévient la compositrice. Mais rien ne semble déstabiliser notre musicien dont l’interprétation lumineuse donne au solo toute sa brillance et sa virtuosité oiseau.
Le piano a été préparé durant l’entracte et les accessoires sont nombreux, verres remplis d’eau, boîtes à musique, sifflets, tuyaux harmoniques mis à portée de mains des sept instrumentistes, dans D’après (2015) de l’Italienne Clara Iannotta qui aime forger son matériau par-delà la lutherie traditionnelle. Comme sa « sœur aînée Clangs (pour violoncelle et ensemble), D’après est une pièce aux sonorités subtiles qui s’inspire des sons des cloches de la Cathédrale de Fribourg-en-Brisgau. Des carillons de Clangs ne restent que les résonances assourdies, des images sonores que la mémoire se réapproprie et que l’imaginaire de la compositrice redessine, tels ces sons de percussion métallique en forme de cloche sur lesquels s’achève la pièce. Il y a une relation de maître à élève entre Clara Iannotta et la compositrice israëlienne Chaya Czernovin, grande pédagogue et première femme à être nommée à l’Université des arts de Vienne. Ayre : Towed through plumes, thicket, asphalt, sawdust and hazardous air I shall not forget the sound of ( Ayre : remorqué à travers les panaches, les fourrés, l’asphalte, la sciure de bois et l’air dangereux dont je n’oublierai pas le bruit), au titre énigmatique, ausculte les mouvements internes du son « comme s’ils étaient observés au microscope », souligne la compositrice. L’écriture modèle une matière bruitée, à la marge de la saturation, dans un temps très discontinu et une certaine radicalité du geste : une œuvre forte, superbement portée par les interprètes, et un cheminement étrange dont les sinuosités et autres contorsions nous interpellent.
La série des Assonances de Michael Jarrell incarne, comme les Sequenze de Berio, l’idée de cycle (il y a huit Assonances à ce jour) bien que les pièces ne soient pas forcément écrites pour instrument seul. Le compositeur les considère comme ses « cahiers d’esquisses », « comme un droit : celui de me concentrer sur une idée et de m’y sentir libre», confie le compositeur. Il est maître du temps et des couleurs, de l’élégance de la ligne et de l’alchimie des timbres dans Assonance VI (1991) pour huit instruments dont l’interprétation magistrale sous le geste de Nacho de Paz nous fait apprécier l’écriture raffinée, l’alchimie des timbres et la richesse de leur résonance.
Ausculter le son, pétrir le matériau, le sculpter, l’évider jusqu’au silence : autant de gestes dont relève la plupart des pièces choisies par l’EIC pour leur prestation en terre basque ; musique de la sensation plus que de la narration, qui met en jeu la matière, l’espace, la résonance, l’ombre et la lumière, l’opacité et la transparence : un voyage dans le son et le temps particulièrement grisant et fort bien reçu par un public très enthousiaste.
Crédit photographique : © Ensemble intercontemporain
San-Sebastián (Donostia) ; Théâtre Victoria Eugenia Antzokia. 27-IV-2022. Salvatore Sciarrino (né en 1947) : Lo spazio inverso pour ensemble ; Aureliano Cattaneo (né en 1974) : Seeds, pour ensemble ; Pierre Boulez (1925-2016) : Dérive 1, pour six instruments ; Ramon Lazkano (né en 1968) : Egan 2, pour ensemble ; Misato Mochizuki (née en 1969) : Au bois bleu, pour hautbois solo ; Clara Iannotta (née en 1983) : D’après, pour ensemble ; Chaya Czernowin (né en 1957) : Ayre : Towed through plumes, thicket, asphalt, sawdust and hazardous air I shall not forget the sound of, pour ensemble ; Michael Jarrell (né en 1958) : Assonance VI, pour ensemble. Philippe Grauvogel, hautbois ; Ensemble Intercontemporain ; direction : Nacho de Paz